Comment se marier quand même.

17. LE MARIAGE D’HILARY

de Marion Zimmer Bradley

 

 

– Je ne te comprends pas, Hilary, dit Dame Yllana, l’air frustré. C’est ta robe de mariée, et ce pourrait aussi bien être un tablier neuf pour ta sœur. Je n’ai jamais rien eu d’aussi beau avant la naissance de Despard. Et si j’avais eu une telle robe, j’aurais été folle d’excitation. On dirait que ce n’est pas ton mariage, mais celui d’une autre.

Ce n’est pas mon mariage, mais celui de toi et de Papa celui que vous auriez voulu avoir, pensa Hilary. Mais elle avait appris à se taire.

– Qu’y a-t-il, Maellen ? demanda-t-elle en se retournant à sa petite sœur qui entrait.

– Maman, il y a des messagers d’Armida, et le Seigneur Damon est avec eux ; il t’apporte un message.

Maellen était maintenant une jeune pouliche de onze ans, toute en bras et en jambes, ses boucles rousses emmêlées et à moitié défaites.

– Oh, mon dieu, j’espère que tu ne les as pas accueillis dans cette tenue, Maellen, dit sa mère, qui s’interrompit comme Damon Ridenow entrait et s’inclinait devant Hilary.

– Ne la gronde pas, vai domna, dit-il. Je viens vous convier à une fête du nom à Armida, et Callista, bien sûr, m’a demandé de commencer par Hilary.

– Ellemir a eu son bébé ? s’écria Hilary. Elle doit être si contente !

– Non, dit Damon. La prochaine décade, peut-être ; elle continue à se traîner, grosse comme une maison, semble-t-il. Non, Callista a donné une fille à Andrew il y a dix jours, et elle souhaite l’appeler « Hilary » ; alors je suis venu te demander si tu ne fais pas partie de ceux qui trouvent de mauvais augure de donner à un enfant le nom d’une personne vivante.

– Bien sur que non, dit-elle, ravie. Et j’apporterai un présent pour la petite. Donc, Callista va bien ? Et Ellemir ?

Damon eut un grand sourire – aussi heureux, pensa Hilary, que si l’enfant était le sien.

– Elles vont bien toutes les deux, et à moins de complications imprévues, ajouta-t-il avec un geste superstitieux, tout ira bien cette fois, les dieux en soient loués.

– Je suis si contente pour Ellemir, dit Hilary. Je ne les ai vues ni l’une ni l’autre depuis la noce.

Cela avait fait scandale dans le pays. Les jumelles d’Armida s’étaient mariées, Ellemir avec Damon, et Callista avec un étranger, un Terrien du nom d’Anndra Carr – et cela non di catenas, mais par une simple déclaration d’union libre devant témoins. A sa connaissance, les deux mariages étaient heureux et les Alton aussi populaires que jamais. Mais naturellement, chaque fois qu’un Alton d’Armida faisait quelque chose, tout le monde partait du principe que c’était bien.

Damon toucha la main d’Hilary, et ses yeux tombèrent sur la robe de mariée.

– C’est pour toi ? Puis-je te demander quand la noce aura lieu ?

– Nous nous apprêtions à vous envoyer une invitation, dit Hilary. Je ne voudrais pas me marier sans avoir près de moi mon plus vieil ami.

Le jour où elle avait quitté Arilinn, elle se rappelait que Damon l’attendait dans la cour, et l’avait embrassée en lui disant adieu – son premier contact humain en sept ans.

Il dit, avec un reste de leur ancienne familiarité :

– Ainsi, tu vas convoler. J’espère que ton mariage sera aussi heureux que le mien ; un mariage devrait toujours être heureux. Est-ce que je connais l’heureux élu ?

Sans doute mieux que moi, pensa Hilary, mais tout haut, elle dit simplement :

– Je crois que tu l’as connu quand tu étais maître des cadets dans la Garde. Il s’appelle Farrill Lindir ; il a quatre enfants de sa première femme, alors peu lui importe que je lui donne ou non un fils.

– Oh, Hilary ! l’interrompit Domna Yllana, consternée. Elle est incorrigible, n’est-ce pas, Damon ? Mais sa santé s’est bien améliorée, alors je te supplie de ne pas l’écouter, Seigneur Damon. D’ici un an, son mari te conviera à Miron Lake pour une fête du nom, c’est probable.

– J’espère qu’il n’y compte pas, dit Hilary. Si c’est un enfant qu’il veut de moi, nul doute qu’il ne me renvoie dans ma famille comme un sac de grain. Mais ce sera différent s’il désire une épouse de noble naissance et de réputation sans tache. Il sait sans doute pourquoi mes fiançailles avec Edric Ridenow ont été rompues, et, à des miles à la ronde, on sait aussi que ma santé ne s’est guère améliorée. De plus, je ne m’intéresse guère aux bébés – je voudrais qu’il voie en moi une femme, non une jument reproductrice.

– Voilà des propos inconvenants pour une jeune fille à la veille de ses noces, l’interrompit Dame Yllana, mais Damon éclata de rire.

– C’est aussi ce que disait Callista. Mais maintenant que son enfant n’est plus une idée abstraite, non seulement elle s’est résignée à la maternité, mais elle aime beaucoup sa fille. Et si elle n’avait pas voulu d’enfants, il y a plus qu’assez de femmes pour ça sur le Domaine.

Il sourit à Hilary, ignorant sa mère, et poursuivit :

– Mon enfant sera un cadeau d’Arilinn. Après la mort de son premier enfant né prématuré, c’est une femme du collège des sages-femmes du village d’Arilinn qui a dit à Ellemir ce qu’elle devait faire pour que ce malheur ne se reproduise pas. Et c’est pourquoi je vous inviterai bientôt à la fête du nom de mon premier fils.

– J’en suis heureuse pour toi, Damon, dit Hilary, s’efforçant de prendre un ton cérémonieux. Je sais à quel point Ellemir désirait un enfant. Si c’était toi qui m’avais fait la cour au lieu d’Edric… pensa-t-elle, mais elle supprima vivement cette idée, sachant que Damon la recevrait. Mais quand nous étions ensemble à la Tour, j’étais encore très jeuneet Callista encore pluset il n’avait d’yeux que pour une femme : Léonie. Sachant que Damon recevrait aussi cette pensée, elle détourna les yeux, reprise par sa timidité.

Damon s’inclina et lui baisa le bout des doigts.

– Puisses-tu être aussi heureuse que je le suis avec Ellemir, breda, dit-il.

Montant sur la pointe des pieds, Hilary lui effleura la joue de ses lèvres, puis se retira en rougissant, voyant les yeux de sa mère fixés sur eux.

– Ah, malheureuse ! dit sa mère en fronçant les sourcils après le départ de Damon. Si tu avais envie de l’épouser, pourquoi ne pas t’être assurée des sentiments de Dom Damon avant de quitter la Tour ?

– Mère, quand Damon a quitté la Tour, j’étais très jeune et je ne pensais pas à un autre avenir que celui de Gardienne d’Arilinn, protesta Hilary. Je ne pensais pas plus à Damon qu’à un palefrenier de mon père ! J’ai peur de lui demander comment j’aurais pu m’assurer de ses sentiments et ce que ça aurait pu nous rapporter à tous deux, à part d’être renvoyés pour inconduite, se dit-elle.

Domna Yllana rougit, et – non pour la première fois – Hilary soupçonna sa mère d’avoir le laran, bien qu’incomplet et défectueux. Mais elle se contenta de dire :

– Quelque part sur la propriété, nous avons aussi une sage-femme formée à Arilinn. Si elle a pu aider Dame Ellemir, elle devrait t’examiner aussi.

– Peut-être, dit-elle, espérant que sa mère oublierait.

Il ne se passa plus rien ce jour-là, à part une longue discussion avec les cuisinières au sujet des gâteaux et des vins qui seraient servis à la noce. Personnellement, Hilary trouvait que c’était beaucoup de bruit pour rien ; elles opposèrent leur veto à sa demande d’un gâteau aux pommes et aux noix.

– Je ne vois pas pourquoi, vu que c’est mon mariage et mon gâteau préféré, protesta Hilary.

Mais Dame Yllana se contenta de rire en disant :

– Ne sois pas stupide. Ce n’est pas un gâteau de mariage. Dom Farrill penserait que je ne connais pas les usages.

Comme Hilary, têtue, s’obstinait à demander d’autres explications, son père lui pinça la joue en disant :

– Je ne comprends pas non plus, ma chérie ; mais ta mère connaît ces choses et moi pas. Il vaut mieux l’écouter.

Hilary, réalisant qu’il avait sans doute raison, n’en parla plus.

La robe de mariage était terminée et suspendue dans l’armoire d’Hilary. Elle l’avait essayée, mais quand elle avait voulu la montrer à son père et à Despara, sa mère lui avait dit durement que ça portait malheur si quelqu’un, en dehors de la mariée et de ses assistantes, la voyait habillée avant la noce. Hilary se demanda donc pourquoi ça ne portait pas malheur que sa mère la voie ; et comme Dame Yllanna l’avait faite pour elle, comment elle aurait pu y parvenir sans la regarder. De nouveau, elle trouva plus prudent de se taire.

Le lendemain, des cavaliers entrèrent dans la cour. Leur chef dit qu’ils venaient de Miron Lake et lui demanda :

– Est-ce toi, Dame Hilary, qui dois épouser Dom Farrill ?

– Oui, c’est moi, répondit Hilary avec assurance.

Mais, au visage tendu du messager, elle savait déjà quelle nouvelle il apportait et elle l’entendit comme un écho. Dom Farrill avait fait une chute de cheval, montant une bête à demi sauvage, et s’était fendu le crâne. Ils lui épargnèrent ce détail, parlant seulement d’un accident, mais elle le sut quand même.

Elle n’en éprouva pas grand chagrin, car elle connaissait à peine son fiancé mais c’était terrible, cet anéantissement d’une jeune vie.

– Je ne saurais vous dire à quel point je le regrette, dit-elle, secouant tristement la tête.

Mais intérieurement, elle ressentait un soulagement qu’elle avait maintenant trop d’expérience du monde pour montrer. Elle offrit des rafraîchissements aux cavaliers, sachant déjà que sa mère serait plus éplorée qu’elle. Effectivement, quand Dame Yllana apprit la nouvelle, elle fut aussi bouleversée que si elle avait perdu un fils. C’est elle qui trouva nécessaire de dire aux messagers que sa fille était aussi navrée qu’elle, mais qu’elle était trop digne et trop maîtresse d’elle-même pour montrer son chagrin en public.

Quand Hilary avoua ses véritables sentiments à son père, il eut l’air troublé.

– Ne dis pas ça devant ta mère, elle aspirait tant à ce mariage.

– Je sais, dit Hilary, faisant la grimace. Entre nous, beaucoup plus que moi.

Il la regarda d’un air coupable.

– Je sais. Entre nous également, je ne suis pas fâché de garder ma petite fille quelques années de plus. Quel âge as-tu ?

– Presque vingt-trois ans, dit-elle avec une nouvelle grimace. Ce qui fait de moi une vieille fille endurcie, j’en ai peur.

– Oh, tu as encore le temps, dit-il, la serrant dans ses bras.

Domna Yllana parut se résigner. Elle dit avec humeur :

– Même Maellen sera mariée avant toi, je suppose ! Quand tu as voulu montrer à Arnad ta robe de mariée, j’ai su qu’un malheur se préparait, ajouta-t-elle, l’air sombre, comme si elle avait prévu l’accident.

Pour la consoler, Hilary accepta de consulter l’Amazone Libre qui était la sage-femme de la propriété. Jusque-là, elle avait toujours refusé de la voir, mais maintenant, elle pensait que ce serait une bonne chose que de recouvrer complètement la santé.

Deux jours plus tard, Domna Yllana lui amena la sage-femme. A la surprise d’Hilary, elle ne portait pas la tenue de cheval que la jeune fille associait toujours aux Renonçantes, mais une jupe et une tunique ordinaires. Et elle avait des cheveux longs, emprisonnés dans une résille. Regardant de plus près, Hilary s’aperçut que la jupe était plus courte que la plupart – pour monter, sans doute.

– Je m’étonne de ne pas te voir avec des pantalons et des cheveux courts comme les Renonçantes de la Guilde.

– Oh, je porte le pantalon quand c’est nécessaire, mais quand je suis au village, je cherche à ne pas choquer les femmes que je dois servir – ou leurs maris, dit la femme, les yeux brillants de malice.

– Comment t’appelles-tu, mestra ?

– Allier n’ha Ferrika, Dame Hilary.

– Et… quel âge as-tu ? demanda Hilary avec une sincère curiosité. Tu n’as pas l’air plus âgée que moi.

– Sans doute que non, dit la femme. J’ai eu vingt-deux ans quelques jours avant le Solstice d’Eté. J’ai appris ce métier sur les genoux de ma mère, et je l’exerce depuis l’âge de quinze ans. Les femmes de ma condition travaillent depuis qu’elles sont assez grandes pour ramasser les œufs, Dame Hilary.

– J’ai vingt-deux ans aussi, dit Hilary, et j’ai travaillé dur et longtemps quand j’étais à Arilinn. Et tout en parlant, elle pensait : Mais maintenant, je ne fais rien ! une femme qui travaille comme celle-ci doit me mépriser pour mon oisiveté.

– J’ai passé deux ans à Arilinn pour apprendre le métier de sage-femme, dit la femme. Je t’ai vue de temps en temps, quand tu sortais à cheval avec la vieille magicienne. Et je sais que ta vie à la Tour était plus dure que la mienne à la Maison de la Guilde.

Hilary rougit ; cette femme avait-elle lu ses pensées ? Au bout d’un moment, elle lui posa la question.

– Non, Dame Hilary, je ne suis pas de celles qui ont reçu le don du laran. Mais à Arilinn, chacun sait que les fils et les filles des Comyn doivent travailler très dur et qu’ils le paient souvent très cher. De plus, l’apprentie préférée de ma mère travaille à Armida. Elle est venue pour prendre soin de Dame Ellemir, et elle a vu comme il était difficile pour Dame Callista de se débarrasser du même conditionnement que toi. A Arilinn, tout le monde savait que tu n’étais pas aussi forte que Dame Callista.

Elle rougit et ajouta :

– A Arilinn – comme partout ailleurs dans les Domaines – nous n’avons souvent rien de mieux à faire que de cancaner sur les faits et gestes de nos supérieurs, je le crains, dit-elle, sur la défensive. Tu sais sans doute comme les femmes aiment les commérages. Elles ont sans doute tort, mais elles le font, et il n’y a rien à y faire.

– Oh, je le sais bien, dit Hilary. Même ici, sur les terres de mon père, on médit sur mon compte. Et je sais qu’à Arilinn une souris ne peut pas remuer dans son trou sans que la moitié des paysans d’alentour ne viennent nous proposer des chiots pour l’attraper. Je m’y étais habituée dès la première année.

Ce n’était pas particulièrement agréable d’apprendre que tout le collège des sages-femmes avait discuté de sa santé, mais cela faisait partie de la vie à Arilinn, qui comportait assez de privilèges pour en accepter les quelques inconvénients. Elle adressa à la femme un sourire presque espiègle.

– C’est assez régulier ; tu sais aussi pourquoi mon mariage avec le Seigneur Edric Ridenow ne s’est pas fait.

– Je sais seulement qu’il avait été question de cette alliance, dit vivement la femme, mais qu’elle ne s’est pas faite à cause de ta mauvaise santé. Tu avais vraiment envie de l’épouser ?

Hilary ne put s’empêcher de rire.

– J’ai supporté sa perte sans pleurer, dit-elle, mais ma mère en a été violemment contrariée. C’est pourquoi elle t’a fait chercher, afin que ma mauvaise santé ne nous prive pas d’une autre précieuse alliance. Ma mère trouve qu’il serait déshonorant que je ne sois pas mariée avant que ma petite sœur Maellen ne soit en âge de convoler.

– Et tu acceptes d’être ainsi donnée en mariage, Dame Hilary ? demanda Allier en la regardant dans les yeux.

Hilary haussa les épaules de façon ambiguë :

– Ma mère sera contente si je ne suis plus malade ; et de plus, je ne supporte plus l’idée de passer au lit dix jours sur quarante. J’ai déjà brodé assez de linge pour remplir une douzaine de coffres pour moi et Maellen, et j’en ai assez.

– Eh bien, nous allons voir ce qu’on peut faire, dit Allier en souriant.

Hilary sentit qu’Allier aurait voulu lui demander autre chose, mais elle ne savait pas quoi.

– Dis-moi quels remèdes on t’a fait prendre.

– Entre Arilinn et ici, j’ai bu assez d’infusion de kireseth pour noyer la Tour elle-même. Et j’ai avalé bien d’autres choses – je ne me les rappelle pas toutes – mûres, baies d’aubépine, herbes amères, et tout ce qui leur est passé par la tête.

– Certaines herbières traitent la pourriture noire à la fleur de kireseth. As-tu… – elle hésita, puis reprit – Pardonne-moi, Dame Hilary. As-tu fait une fausse couche ? Ou quelqu’un t’a-t-il donné une potion pour te débarrasser d’un enfant non désiré ?

Hilary gloussa.

– Non, dit-elle. Je ne crois pas que la Déesse Avarra elle-même aurait pu concevoir un enfant sous l’œil vigilant de Léonie. Je n’osais même pas penser à ces choses en sa présence ! Je n’ai eu aucune occasion d’inconduite, et de plus, je tenais à respecter mon serment.

– C’est vrai. Même le laran a ses inconvénients, remarqua la jeune Renonçante.

– Et j’ajouterai que l’homme pour lequel j’aurais violé mon serment n’est pas encore né. Pas même pour Damon, dit Hilary. Tu ne me crois peut-être pas – ma mère ne me croit pas – mais c’est vrai.

– Je n’ai pas de laran, mais je sais quand on me dit la vérité. Je te crois, Dame Hilary.

Hilary se détendit et soupira.

– Que penses-tu pouvoir faire pour moi ?

– Je ne peux rien promettre, mais nous en savons plus sur ces affections que les femmes qui nous ont précédées. A l’époque de Dame Léonie, il était de bon ton de dire que cette maladie était dans la tête ; et bien qu’une maladie mentale soit souvent plus difficile à guérir qu’une maladie physique, les tenants de cette opinion prétendaient qu’il suffisait de ne plus y penser pour en être débarrassée.

Hilary soupira.

– Je sais ; je ne compte plus ceux qui pensaient que ma maladie était purement imaginaire. Même Léonie, je crois, malgré sa gentillesse, n’a jamais cessé de penser que je me rendais malade d’une façon ou d’une autre qu’elle ne comprenait pas, et moi encore moins.

– Aujourd’hui, nous avons fait des progrès. Je ne peux pas te dire si nous parviendrons à te guérir tout à fait, mais nous pouvons essayer.

– Merci, Allier, dit Hilary. Et maintenant que j’y pense, je n’ai pas envie de me marier pour le nom de ma famille ni pour les enfants que je pourrais avoir, bien que ce soit le lot de presque toutes les femmes des Domaines.

– Je serais bien la dernière à te le reprocher, dit Allier. Bien sûr, c’est un sort que les Renonçantes n’ont pas à craindre.

Hilary soupira.

– Hélas, je n’ai ni le talent ni la volonté de défier ma famille pour vivre en Renonçante, même si cette possibilité m’était ouverte. Je ne pourrais pas affronter ma famille, je le crains, et lui faire la guerre pour obtenir ce droit, même si tes pareilles me trouvent lâche.

Allier sourit.

– Le courage prend bien des formes, remarqua-t-elle. J’ai souvent dit qu’à Arilinn tu avais plus de courage que je n’en aurais jamais. Moi, j’aurais renoncé et je serais rentrée à la maison au bout de trois mois. Toi, tu y es restée près de sept ans, je crois. Non, Dame Hilary, lâche est un mot qui ne me viendrait jamais à l’idée en parlant de toi.

Après cette digression, elles se remirent à discuter de ce qu’Allier pouvait faire pour Hilary. Elles convinrent bientôt de se rendre toutes les deux dans la maison d’Allier au village, car Hilary était dans une de ses périodes de bonne santé. Et la Renonçante aurait tous ses remèdes et herbes sous la main, ce qui serait pratique.

– Nous essaierons d’abord les remèdes simples, dit Allier. Même s’ils ne te font pas de bien, ils ne te feront pas de mal. Avec certains des remèdes énergiques, je devrai te surveiller jour et nuit, et cette décade, je ne peux pas négliger mes autres patientes pour m’occuper de toi au cas où tu aurais des problèmes.

– Je suis d’accord, dit Hilary. Mais la vieille femme du domaine m’a déjà fait boire tellement de concoctions que je n’ai plus foi en elles.

– Nous les essaierons quand même, dit Allier. Pourtant, si j’étais toi, je ne sous-estimerais pas le pouvoir de la foi ; mais tu as sans doute déjà dû mettre la foi à l’épreuve. Nous y voilà.

Elle démonta et entra dans sa maisonnette. Hilary la suivit et la trouva en train de fouiller dans les fioles et les flacons couvrant toute une longue étagère.

– Tu connais un peu l’art de la guérison, Dame Hilary ? demanda Allier.

– Très peu. Callista connaît beaucoup mieux les herbes que moi. Mais j’en sais assez pour juger que ton assortiment est des plus complets. Je crois que même à la Tour nous n’en avions pas autant.

– Peut-être pas, en effet, car je connais un peu l’art médical des Terriens ; leurs hommes et femmes de l’art utilisent des remèdes plus puissants que les miens. Mais je ne t’en donnerai qu’en tout dernier ressort ; et avant, je consulterai mes collègues terriens.

– Ma mère aurait peur de ce genre de consultation, dit Hilary, secouant la tête.

– Eh bien, nous n’aurons peut-être pas à aller jusque-là.

Bien qu’Hilary ne partageât pas la peur exagérée des Terriens qu’éprouvaient bien des gens simples des Domaines, elle espéra ardemment ne pas avoir à aller jusque-là. Allier mit certaines de ses médecines dans un sac qu’elle attacha sur sa selle, et y ajouta quelques bonbons à la réglisse en disant :

– J’en avais promis à ta petite sœur.

 

Arrivant dans la cour, elles trouvèrent un jeune homme qui attendait. Allier s’inclina devant lui.

– Vai dom.

Le jeune homme fit une profonde révérence à Hilary. Elle reconnut en lui l’un de ceux qui avaient passé six mois à la Tour pendant qu’elle y séjournait.

– Pardonne-moi de te déranger, Dame Hilary. J’ai apporté à Mestra Allier la chienne préférée de ma mère. Je crois qu’elle a un os planté dans la gorge, mais l’extraire dépasse mes capacités et celles du vétérinaire du domaine. Si ça t’ennuie, mestra…

– Fais voir, dit Allier, descendant de cheval. Ah, la pauvre, roucoula-t-elle.

La petite chienne jappait, gémissait et bavait de détresse.

– Fais ce que tu peux pour elle, et ma mère te le revaudra.

– Maître Colin, je fera pour elle ce que je ferais pour n’importe quel bâtard ; mais il faut que tu lui tiennes la tête.

Colin descendit de son poney et tint la tête de la chienne.

– Là, là. Pauvre petite… dit-elle, tapotant la tête de l’animal et se penchant sur elle avec de longues pincettes. Là, sois sage, sois bien sage…

Un instant plus tard, ayant extrait l’os, elle lui caressa la tête puis la posa par terre. L’animal lui lécha la main, en jappant de soulagement.

– Je te suis très reconnaissant, mestra, dit Colin en souriant. C’est la favorite de ma mère, et elle n’aurait pas voulu la perdre pour tout l’or du monde. Comment te manifester ma gratitude ?

– Ne lui donnez plus d’os d’oiseaux ; les chiens peuvent manger bien des os, mais pas ceux-là. Pour moi, je n’ai besoin de rien, vai dom ; dis seulement à ta mère que quand elle entendra dire du mal des Renonçantes, elle n’en ajoute pas elle-même, même si, en conscience, elle ne peut pas nous défendre.

Colin soupira.

– Je crains que ce ne soit pas facile pour elle, car elle ne connaît personnellement aucune d’entre vous ; mais je lui transmettrai le message. Et personne ne parlera mal de ton Ordre en ma présence ; ça, je peux te le promettre.

Il fouilla dans sa bourse, mais Allier refusa de la tête.

– Alors, prends ça pour quelqu’un du village qui ne pourra pas te payer, dit-il.

– Merci, vai dom, dit Allier en mettant la pièce dans son aumônière. Certaines de ces vieilles femmes n’ont pas de quoi payer des pansements, ni même leur linceul.

Colin s’inclina et s’en alla.

– Tu connais donc Dom Colin de Syrtis ? dit Allier à Hilary.

– Oui ; il a passé quelques mois à Arilinn.

– Peut-être qu’il ne t’a pas parlé parce qu’il était inquiet pour la petite chienne. Ou peut-être, ne s’attendant pas à te voir, ne t’a-t-il pas reconnue.

– Si, il m’a appelée par mon nom, protesta Hilary.

Elle était un peu troublée à la possibilité que Colin n’ait pas voulu lui parler. Mais il croyait peut-être qu’elle était toujours sacro-sainte et Gardienne, et qu’on ne pouvait pas même lui parler en ami ? Ou il pensait qu’elle avait violé son serment ? Ne savait-il pas qu’elle en avait été déliée avant de quitter la Tour ? La méprisait-il pour ça ?

 

Quelques jours plus tard, Hilary et toute sa famille se rendirent à Armida pour la fête du nom de la fille de Callista. D’abord, elle ne vit pas Ellemir, mais Damon entra tandis qu’elle se penchait sur le berceau de la petite Hilary. Il admira son cadeau, une médaille dorée incrustée en son centre d’une pierre fine verte du meilleur goût.

– Ellemir est encore alitée, dit-il ensuite. Elle m’a donné un fils avant-hier, et je voudrais te le montrer.

– Rien ne me fera plus plaisir, Damon, quoique je ne la connaisse pas aussi bien que Callista. Je regrette de n’avoir rien d’autre à lui donner que des souhaits ; je ne savais pas que l’enfant était né. Oui, Damon, je serais très heureuse de voir ton fils.

Damon sourit et la précéda dans l’escalier et jusqu’à la chambre où Callista surveillait Ellemir. A son entrée, une silhouette familière, penchée sur un berceau, se redressa.

– Je te salue, vai domna ; je suis contente que tu ailles bien, dit Allier d’un ton joyeux. Que dis-tu de ce beau garçon ?

– Il est magnifique, Damon ; je suis heureuse pour toi.

Maintenant, quoiqu’il arrive à Ellemir, Damon resterait de droit à Armida, et Hilary ne l’avait jamais vu si content.

– Mon fils te plaît, vai domna ? demanda Ellemir.

Hilary se pencha et embrassa la petite frimousse ; puis le visage se contracta et rougit, et le bébé se mit à hurler. Allier le mit dans les bras d’Ellemir.

– Il est très beau, Ellemir, dit Hilary, mais je n’ai pas l’air de lui plaire autant qu’il me plaît ! Et je t’en prie, pas de vai domna, seulement Hilary. Damon est mon plus vieil ami d’Arilinn.

Ellemir sourit, l’air pas parfaitement heureuse. Elle était un peu jalouse de l’empire que ses vieux amis d’Arilinn conservaient sur Damon, Hilary le savait. Pourtant, Ellemir saurait tôt ou tard qu’elle ne présentait pas un danger pour elle – pas plus que son frère Despard ou sa petite sœur. A ce moment, la porte s’ouvrit, et le jeune Colin Syrtis entra.

– Damon, j’ai un cadeau pour ton fils, dit-il, puis il s’interrompit, les yeux fixés sur Hilary. Je me réjouis de te voir si bonne mine, vai domna. Ainsi, Damon t’a présenté notre nouveau petit Garde ?

– Oh – je ne savais pas que ce petit était destiné à la Garde. C’est vrai, Damon ?

Damon répondit avec un grand sourire :

– Aucun fils de Comyn ne peut échapper à ce sort s’il a deux bonnes jambes et deux bons yeux.

– Il les a, et j’en suis contente pour lui, dit Hilary, regardant les yeux bleus de l’enfant. Mais il se pourrait que, comme son père, il soit destiné à la Tour.

– Non, dit Damon. D’autres sont peut-être plus clairvoyants que moi, mais je peux te dire qu’il n’ira pas à la Tour.

– Alors, je suis sûr qu’il sera un très bon Garde, dit Hilary.

– C’est évident, avec Damon pour père, dit Colin avec un grand sourire. Puis-je te raccompagner chez toi, damisela ? J’ai à parler à ton père et à ta mère.

– Avec plaisir, dit Hilary avec réserve.

Elle était contente de la compagnie de Colin, qui rendait la route moins ennuyeuse. En approchant de Castamir, il dit brusquement :

– Tu ne voudrais pas savoir ce que j’ai à dire à tes parents ?

Elle soupira, forcée de lui répondre.

– Je regrette d’en venir là, dit-elle lentement. Tu vas demander à mes parents la permission de me rechercher en mariage, dit-elle lentement. Mais ma mère sera très déçue quand ta famille lui dira clairement que tu dois avoir une femme pleine de santé pour te donner des enfants. J’en serai désolée, je l’avoue. J’aimerais mieux un ami qu’un prétendant.

Elle poursuivit, têtue :

– Nous étions amis ; et pour l’heure, je préfère t’avoir comme ami qu’épouser n’importe quel autre homme. Je n’ai déjà pas tellement d’amis.

Colin la regarda en soupirant.

– Pourquoi penser que ma demande est inévitablement vouée à l’échec ? Ou que nous ne pouvons pas rester amis, mariés ou non ?

Elle soupira et dit avec réserve :

– Parce que tu es Comyn et qu’il te faut une femme qui te donnera des fils vigoureux. Tu sais, j’en suis sûre, que j’ai été fiancée trois fois, et qu’à chaque fois, le prétendant ou ses parents ont rompu le contrat. Il est peu probable que tes parents t’autorisent à m’épouser.

– Quant à ça, je suis un troisième fils, et je sais les problèmes qui se présentent quand il y a trop de fils dans une famille. Comme dans celle de Damon, il y a cinq fils dans ma famille, qui ont tous vécu, sauf un. Je ne peux pas t’offrir un Domaine, mais je peux au moins me marier selon mon goût, et non pour faire plaisir au Chef de ma famille. Et c’est pourquoi, Hilary, je n’ai pas l’intention de les consulter.

– Mais ton père et ta mère souhaiteront te voir entrer dans une famille plus puissante.

– Alors – mais je ne crois pas que ce soit le cas – ils peuvent souhaiter ce qu’ils veulent, mais je ne suis pas obligé de les écouter. Crois-moi, Hilary, je n’ai pas l’intention de me marier selon leur volonté ou la volonté de quiconque.

– Eh bien, tu peux toujours demander – pour le résultat que ça aura, dit Hilary, incapable de réprimer son amertume.

– Je voulais seulement te demander si cette requête te déplairait, Hilary, dit Colin avec douceur.

– Oh, non, dit Hilary, avec un petit rire. Je croyais que j’avais été assez claire. C’est seulement que je veux éviter toute déception quand les projets de mariage tomberont à l’eau – comme j’en suis certaine.

– C’est tout ce que je te demande, dit doucement Colin.

Plus tard dans la journée, Hilary fut convoquée par son père.

– On m’a demandé ta main, ma chérie ; aimerais-tu te marier dans la famille Syrtis ?

– Cela me plairait beaucoup, dit Hilary avec sincérité. Colin m’en a parlé… non, ne sois pas fâché, Papa, il m’a seulement demandé si une telle demande me déplairait.

– Et qu’as-tu répondu ?

– Je lui ai dit que ça me plairait beaucoup, répondit-elle. Et j’espère que cette fois, ce projet n’avortera pas, je l’avoue.

Allait-elle vraiment faire un mariage pour elle-même, et non dans l’intérêt d’une alliance dynastique ? Les Syrtis étaient des alliés des Hastur depuis de longues années, et quand sa famille saurait qu’elle était fragile, ça ne leur plairait sans doute pas.

Mais les mois passant, et ayant fait la connaissance de Domna Camilla, elle commença à croire à sa bonne fortune, à croire qu’elle allait épouser un homme qu’elle connaissait et estimait ; de plus, les parents de Colin lui plaisaient. En fait, elle s’était surprise à regretter de ne pas avoir des parents semblables, ce dont elle eut des remords. La famille Syrtis était plus riche que la sienne, ce qui lui inspira aussi des scrupules. C’était peut-être pour ça, pensa-t-elle, qu’ils se souciaient moins de l’apparat des noces. Ou encore qu’avec tant de fils, ils étaient tout simplement habitués à ce genre de cérémonie.

 

Dans l’intervalle, la Renonçante avait essayé divers remèdes et potions sur Hilary ; jusque-là, rien n’avait eu beaucoup d’effet sur elle, et certains semblaient même empirer son état. Un après-midi qu’elle se sentait fatiguée, Hilary s’était mise au lit. Elle faisait distraitement une partie de châteaux avec Maellen, quand sa mère vint l’avertir que la mère de Colin était là et demandait à la voir.

– Bien entendu, il ne faut pas qu’elle te voie comme ça ! dit Domna Yllana d’un ton consterné. Qu’est-ce qu’elle penserait ?

Hilary trouva trop fatigant de réfléchir. Ce que lui avait donné Allier l’avait beaucoup plus abrutie que la fleur de kireseth, mais, pour autant qu’elle en pouvait juger, sans aucun autre effet.

– Elle pensera peut-être que je suis vraiment malade et que je ne feins pas la maladie pour éviter le mariage avec son fils ?

– Hilary, c’est horrible de parler ainsi !

– Mais c’est ce que tu penses, n’est-ce pas ?

– Bien sûr que non, ma chérie. Mais tu ne peux pas faire un petit effort ? Te lever et descendre ?

– Non, je ne peux pas, dit Hilary, prise d’étourdissement. Je croyais que tu avais retenu la leçon de ma première soirée ici. Veux-tu vraiment que je vomisse sur les genoux de la noble dame ?

Hilary se sentait indifférente à tout. La potion d’Allier l’endormait, et c’était tout simplement trop épuisant de penser à quoi que ce fût. Bien sûr, sa mère ne l’entendit pas ainsi, et s’affaira interminablement autour d’elle, insistant pour qu’elle se peigne et revête une jolie veste d’intérieur. Quand enfin Dame Syrtis entra dans sa chambre, Hilary était groggy et épuisée. Maellen avait victorieusement résisté aux admonestations de sa mère pour lui faire enfiler un tablier propre.

– Ce n’est pas moi qu’elle vient voir, la noble dame, avait-elle déclaré, restant où elle était, c’est-à-dire assise sur le lit.

Dame Syrtis dit bonjour à Maellen, puis considéra anxieusement le visage tiré d’Hilary. Dame Yllana sortit pour préparer des rafraîchissements.

– Je ne voulais pas te déranger, mon enfant, dit-elle. Je vois que tu es souffrante. Non, n’essaie pas de t’asseoir, je t’en prie. Je voulais seulement savoir si tu avais certaines préférences pour la noce.

– Absolument aucune, dit Hilary d’une voix défaillante. Et si j’en avais, ce serait pour une cérémonie aussi modeste et privée que possible.

Dame Syrtis eut l’air consterné.

– Je regrette de ne pas l’avoir su plus tôt ; j’ai déjà invité beaucoup de nos parents, et je ne peux plus leur dire de ne pas venir, car ils risqueraient de penser que nous avons quelque chose à cacher. Je suis désolée ; si j’avais su, je n’aurais invité que la famille proche. Mais ta mère m’avait laissé entendre que tu voulais une grande cérémonie, et nous voulions t’honorer.

Hilary soupira. Elle n’avait aucune raison de susciter l’inimitié entre sa mère et sa nouvelle famille, alors elle dit :

– Ma mère a dû mal comprendre quelque chose que j’ai dit quand j’étais petite, et trop jeune pour comprendre les problèmes que pose ce genre de manage. Crois-moi, je ne recherche pas les cérémonies. J’en ai eu assez à Arilinn pour jusqu’à la fin de mes jours.

– Je le crois sans peine, ma chérie, dit Dame Syrtis. Je regrette de ne pas l’avoir su plus tôt. Enfin, maintenant, repose-toi bien et tâche de reprendre des forces.

Elle se pencha pour embrasser Hilary, tapota la joue de Maellen, et se retira.

Hilary s’était presque endormie quand sa mère revint ; un seul regard lui suffit pour voir que dame Yllana était furieuse.

– Qu’est-ce que tu es allée dire à Dame Syrtis ? Que tu ne veux pas une grande cérémonie ?

– Elle l’a dit, affirma Maellen, toujours assise sur le lit. Je l’ai entendu.

– Silence, Maellen, ordonna Dame Castamir. Tu veux donc nous faire tous passer pour des imbéciles ?

Non, tu t’en tires admirablement toute seule, pensa Hilary, mais elle ne le dit pas.

– Mère, j’ai seulement dit que si ça ne dépendait que de moi, je me serais contentée de prononcer mes vœux devant nos deux familles, mais que Papa et toi préfériez un grand mariage.

– Ne sois pas stupide, ma fille ! Si tu te séquestres le jour de tes noces, tout le monde pensera que tu as quelque chose à cacher.

– Je sais, Mère, dit Hilary d’un ton conciliant. Je sais que c’est allé trop loin pour reculer ; mais je te supplie de ne plus me parler de cette cérémonie ! On dirait que tu prépares le mariage du Roi Stefan !

– Ce n’est que pour notre fille et nos proches parents, dit sa mère d’un ton ulcéré. Et dans ton intérêt, ma chérie.

Elle sortit, et revint bientôt en disant que Colin était en bas et demandait à parler à sa fiancée.

– Maintenant, pour l’amour du ciel, ne lui dis pas un mot de tout ça, exigea sa mère.

Hilary, avec l’impression d’être au pouvoir de quelque gros engin de terrassement des Terriens, promit.

Quelques jours plus tard, Hilary se sentit beaucoup mieux et alla à cheval avec Colin jusqu’à la maisonnette d’Allier. Quand Colin entra dans la cour, elle se préparait à aller au village.

– Un mot, mestra.

– Nous devrons parler ici. Je n’ai pas de Salle des Visiteurs comme dans une Maison de la Guilde. Et si je permettais à des hommes d’entrer, pour qui me prendrait-on au village ?

– Je n’avais pas pensé à ça, dit Colin. « Il n’est rien de si vicieux que l’esprit d’une femme vertueuse », comme dit le proverbe.

– Sauf, rectifia Allier, l’esprit d’un homme vertueux. Pourtant, ces esprits et ces langues existent, et je dois en tenir compte.

– Ma fiancée m’accompagne, dit Colin, comme Hilary entrait dans la cour. Ce chaperon devait suffire à ces mauvaises langues.

– Bien sûr, dit Allier. Entre, Dame Hilary, pendant que Dom Colin s’occupera des chevaux.

– Avec plaisir, dit Hilary.

Elle entra, s’assit, et lui raconta tout.

– J’ai des remords d’avoir laissé les choses aller si loin, avoua Hilary. Et je ne sais pas comment les arrêter.

– Rien de plus simple ; il ne faut qu’un peu de courage, dit Allier. Dis simplement à ta mère que tu ne veux pas d’une grande fête.

– Mais j’aurais l’air – oh, mon dieu – ingrate en n’appréciant pas tout le mal qu’elle s’est donné, dit Hilary. Et je ne veux pas la contrarier.

– Alors, je ne vois pas ce que tu peux faire, dit Allier. Tu es effectivement ingrate, mais tu ne veux pas la fâcher en le lui disant.

– Comme tu me connais bien, dit Hilary, penaude. Je n’ai pas le courage de… des chiens de chasse de mon père. Eux, au moins, ils aboient pour réveiller le guetteur.

– Non, tu n’es pas très forte en fait d’aboiements, Hilary, dit Allier. Pourrais-tu parler de ça à Colin ?

– Oh, oui, dit Hilary. Je crois que je peux parler de n’importe quoi à Colin.

– Bon, j’en suis soulagée, dit Allier. Car s’il y avait quelque chose dont tu ne puisses pas discuter avec lui, je te dirais de ne pas l’épouser.

– C’est la sagesse des Renonçantes ? demanda Hilary.

L’une des premières choses qu’elle avait apprises quand elle était petite, c’est qu’il y avait bien des choses qu’il ne fallait pas dire à Papa.

– Non, c’est au simple bon sens, répondit Allier. Je ne peux que conclure une union libre ; mon serment m’interdit autre chose. Mais même si j’étais libre, je n’épouserais jamais un homme auquel je devrais cacher certaines choses. Tu as déjà bien commencé en insistant pour informer Colin de tes problèmes de santé. Je suppose que ta mère aurait préféré ne rien lui en dire.

– Tu as raison, avoua Hilary.

– Et elle m’a dit clairement qu’un des devoirs d’une épouse était de parler aussi peu que possible de sa santé, même après le mariage.

A la vérité, Hilary savait que ce genre de conversation pouvait être très ennuyeuse, mais à Arilinn, elle s’était habituée à entendre tout le monde discuter longuement de la sienne.

– Je te conseille donc de dire à Colin exactement ce que tu ressens, dit Allier. S’il trouve que tu dois aller jusqu’au bout malgré tout, je te conseille de rassembler ton courage et de le faire. Sinon, je te rappelle qu’un mariage consiste essentiellement en un feu, un repas et un lit.

 

Sur le chemin du retour, Hilary rapporta à Colin toutes les paroles d’Allier. Il fut si plein de sollicitude qu’Hilary se sentit fondre, mais elle dit simplement :

– Dis-moi la vérité, Colin : tiens-tu vraiment à cette cérémonie ?

– Pas plus que toi, dit-il, plutôt triste. Tu sais sans doute que toutes ces fêtes sont destinées à plaire à la famille de la mariée ; tes parents m’ont dit que tu devais avoir des noces dignes de l’ancienne Gardienne d’Arilinn. Mais j’avoue ne pas voir la différence que ça fait pour nous.

– Alors, nous sommes absolument d’accord, dit Hilary avec un soupir de soulagement. On m’avait dit que seule une imposante cérémonie vous plairait, à toi et à ta famille, et on m’a donné l’impression d’être ingrate parce que je n’y tenais pas – comme si cela allait vous déshonorer, toi et tes nobles parents.

Le visage de Colin s’éclaira.

– Alors, supprimons la cérémonie. J’ai toujours pensé qu’un mariage devait faire plaisir aux fiancés, et j’étais prêt à accepter une grande fête, croyant que tu la voulais. Mais si ce n’est pas ton désir – et si nous sommes d’accord… ?

– Une chose est sûre, tu dois le savoir : mon père et ma mère seront très fâchés – ou du moins ma mère. Pour Papa, ça lui est égal, sauf qu’il devra supporter la colère de sa femme.

Colin soupira.

– Ma chérie, si tu veux bien me pardonner ces paroles, je me soucie comme d’une guigne de la colère de ta mère.

Hilary se sentit merveilleusement soulagée et légère ; elle se mit à pouffer et murmura :

– A parler franchement, moi aussi, Colin, mais je n’étais pas assez brave pour le dire !

Il se retourna sur sa selle pour la regarder.

– Alors, mon amour, il ne nous reste plus qu’à décider du lieu et du moment.

Elle ne parvenait pas à réfléchir au temps ni au lieu. Elle ne voulait pas attirer le courroux de ses parents sur aucun des villageois qui pourraient leur prêter un toit. Finalement, elle suggéra qu’Allier saurait peut-être où ils pourraient se réfugier, ou leur suggérerait quelque chose.

 

Ils allèrent voir Allier le lendemain et lui exposèrent leur dilemme. Elle les écouta, puis sourit.

– Je me demandais quand vous me poseriez la question. Je ne crains pas la colère de ta famille. Je ne dépends de personne au village pour gagner ma vie, mais seulement de ma Mère de la Guilde. Et ils n’osent pas m’offenser – sinon, qui servirait leurs femmes ? Que feraient-ils si notre Guilde refusait de leur envoyer des Guérisseuses ou une sage-femme ? Vous emprunterez ma maison, bien sûr.

 

Cela réglé, Hilary dut décider ce que serait leur premier repas pris ensemble, devant leur premier feu. Elle ne savait presque rien de l’art culinaire. A la Tour, les servantes s’acquittaient de toutes les besognes matérielles. Elle opta donc pour un repas tout prêt. Annonçant à sa mère qu’elle avait prévu une promenade à cheval, elle se fit emballer un copieux déjeuner à la cuisine, comprenant ses friandises préférées. Avec une nuance de malice, elle y fit même inclure un gâteau aux pommes et aux noix, son préféré comme tout le monde le savait sur la propriété. Ce serait donc quand même son gâteau de mariage, pensa-t-elle avec un sourire espiègle ; et il n’y aurait personne pour dire qu’il ne convenait pas à la circonstance.

Une fille de cuisine qui avait été sa nourrice vit ce sourire.

– Tu es contente, maîtresse, dit-elle, avec une nuance interrogatrice.

Mais Hilary répondit simplement :

– Si je ne suis pas contente à la veille de mon mariage, quand le serai-je ?

Elle embrassa sa nourrice avec exubérance. Quand ils apprendraient tous qu’elle les avait privés d’une fête, celle-ci au moins saurait pourquoi elle était contente aujourd’hui.

Elle partit avec Colin, de plus en plus pensive à mesure qu’ils avançaient. Ces deux ou trois dernières années, Damon lui avait beaucoup parlé des difficultés qu’avait Callista pour se débarrasser du conditionnement de la Tour. Elle avait refusé de se joindre à Léonie quand ceux d’Arilinn avaient voulu dépouiller Damon de tous ses pouvoirs. Elle était encore effrayée ; à cause des soins d’Allier, elle aurait peut-être moins de difficultés et pourrait consommer ce mariage sans danger. Mais elle pouvait être aussi de ces Gardiennes manquées qui tuent leur mari sans le vouloir, et cette possibilité l’inquiétait. Colin avait appartenu à la Tour, lui aussi. Elle avait été nourrie d’histoires racontant qu’un homme qui prend une Gardienne – même avec son consentement – risquait sa vie et sa raison. Colin la craignait-il ?

– Pas beaucoup, dit-il, mais la vie est pleine de craintes. Si j’étais sujet à la peur, je ne monterais jamais à cheval de peur de faire une chute, et je ne chasserais jamais au cas où la flèche d’un autre chasseur m’atteindrait ; je ne quitterais pas le coin du feu et je ne sortirais jamais de la maison pour être sûr de ne pas être frappé par la foudre. Un homme ne peut pas vivre constamment dans la peur, Hilary ; si l’on y réfléchit, on prend un risque juste en posant le pied par terre en sortant du lit.

– Ah, tu es plus brave que moi, dit Hilary. Moi, j’ai peur de tout.

– Mais quand tu seras ma femme, tu n’auras plus besoin d’avoir peur, car tu n’auras plus rien à craindre.

– Je l’espère, dit Hilary, comme ils arrêtaient leurs montures devant la maisonnette d’Allier.

A l’évidence, elle n’était pas là, mais elle n’avait pas mis le loquet. Hilary entra pendant que Colin attachait les chevaux et leur donnait du foin. La maison se composait d’une unique grande pièce, servant à la fois de cuisine, de séjour et de chambre à coucher. Un grand lit à baldaquin en occupait une grande partie. Les autres fois où elle était venue, Hilary ne lui avait rien trouvé de remarquable, mais aujourd’hui, elle ne parvenait pas à en détacher les yeux. Colin entra, et elle se mit immédiatement à construire le feu.

– Faisons-le ensemble, dit-il en se penchant sur elle. Notre premier feu…

Malgré les flammes, Hilary était glacée. Peut-être qu’elle se sentirait mieux si elle buvait quelque chose de chaud, se dit-elle. Prenant une casserole suspendue au-dessus de la cheminée, elle y fit chauffer du cidre. Quelques minutes plus tard, il fumait joyeusement. Elle déballa le gâteau aux pommes et aux noix et emprunta son couteau à Colin pour en couper deux grosses parts.

– Notre banquet de noces est prêt, Colin, dit-elle.

Colin se retourna et posa le gâteau et le cidre sur le lit.

– Viens donc Hilary, dit-il avec naturel, lui tendant la main pour l’aider à s’asseoir sur l’édredon.

Puis il s’assit près d’elle et l’enlaça par la taille.

– Ainsi, dit-il doucement, portant sa tasse à ses lèvres, c’est fait. Nous avons partagé un lit, un repas et un feu ; tu es ma femme. Nous avons tout le temps de penser au reste quand nous serons prêts. Croyais-tu donc Hilary, que je ne savais pas à quel point tu t’inquiétais de ça ?

– Tu comprends tout, Colin, murmura-t-elle. Alors, rentrons à Syrtis, et nous partagerons tout cela sous le toit de ta famille.

Elle devrait encore affronter la fureur de sa mère, mais maintenant, même cela ne l’effrayait plus. Elle avait devant elle toute une vie commune avec Colin. Elle lui sourit, pensant qu’elle n’aurait jamais plus peur de rien.

L'Empire Débarque
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